Peu d'entre vous ont connu René BARBARO (1). Ingénieur de bureau d'études, puis ingénieur navigant d'essais en vol, il a surtout pratiqué à l'usine Sud Aviation de Toulouse, avec quelques déplacements à La Courneuve, Tarbes ou Bordeaux.
À la lecture des quelques anecdotes que je vais essayer de vous conter, vous pourrez situer ce personnage exceptionnel. La volonté et l'enthousiasme qu'il a toujours montrés dans l'accomplissement de sa profession ont marqué pendant trente ans les milieux des essais en vol et de l'aviation légère.
À la fin des années quarante, je traînais mes appareils de mesure et ma caisse à outils sur la piste de Toulouse St Martin, entre trois ou quatre « Languedoc » de série. Une voiturette bizarre s'arrêta au coin du hangar. Très basse, décapotable avec des roues à rayons, elle ressemblait à un coupé de sport anglais, mais ce n'était pas anglais car la conduite était à gauche. L'avant ressemblait à une calandre de « traction », mais ce n'était pas une Citroën. L'arrière ressemblait à une Amilcar, mais ce n'était pas une Amilcar.
Le conducteur, jeune et sportif, sauta le portillon et s'avança vers moi, main tendue et sourire aux lèvres ; « Bonjour, je suis René BARBARO, j'arrive de La Courneuve. Je suis muté à Toulouse comme ingénieur navigant, responsable des "Languedoc". Je répondis poliment: « GUÉNOT radionavigant. C'est quoi cette voiture?» « Hi! hi! C'est une « Barbaronette ». Excuse moi, il faut que je me présente au Patron... »
Le lendemain, René emménagea son bureau avec une planche à dessins, un boulier chinois, et une vingtaine de romans policiers. Une profonde amitié venait de naître, mais nous ne le savions pas encore...
C'était un garçon sympathique, toujours gai, d'une intelligence moyenne mais doué d'un esprit d'analyse remarquable. Sa compétence se doublait d'une puissance de travail exceptionnelle et d'une persévérance à toute épreuve. Nous comprimes vite qu'il vouait aux avions et au plaisir de voler un véritable culte passionnel.
René BARBARO est né à la fin de « la grande guerre ». Fils d'un cheminot de la gare Matabiau, il passe son enfance dans le quartier populaire de Bonnefoy, où il fréquente l'école primaire, puis l'école pratique. Comme tous les gosses de pauvres, son bâton de Maréchal aurait dû être un B.E.RS. technique ou un concours d'entrée à une école nationale professionnelle. Malheureusement, le père étant mort trop tôt, la mère et la sœur confectionnent des matelas pour vivre, et le jeune René entre comme manœuvre aux usines Latécoère. Il met immédiatement à profit ses connaissances dans la mécanique pour se fabriquer une moto. C'est bien pratique pour aller travailler et il a immédiatement un succès considérable auprès de la gent féminine du quartier. (Il cultiva d'ailleurs ce succès toute sa vie, mais c'est une autre histoire...).
Toulouse, dans ces années trente, ne vit que pour l'aviation et par l'aviation. Montaudran est la plaque tournante du transport aérien. Les bureaux d'étude de Latécoère, de Breguet et de Dewoitine concoctent dans le plus grand secret l'avion du prochain raid ou du prochain record. Comme tous les jeunes du quartier, René veut devenir pilote. L'armée est encore loin et une carrière militaire convient mal à sa philosophie.
Payer une école de pilotage est inabordable dans l'état financier de la famille. Alors, puisqu'il ne pourra jamais s'offrir l'avion des autres, René construira SON avion personne!
La plupart des avions sont encore des cages à poules entoilées. Le gamin a des doigts en or. Il excelle dans le travail du bois. La fabrication d'une voilure et d'un fuselage ne lui pose pas trop de problèmes. Il comprend le fonctionnement des gouvernes et copie la cinématique des commandes sur des appareils en fabrication dans son usine. Il travaille par petits éléments, dans l'atelier de sa mère en remettant à plus tard la découverte d'un local suffisamment grand pour l'assemblage.
L'affaire se complique quand il s'agit de trouver un moteur. Les finances sont dans le rouge et il n'y a pas un seul moteur d'avion de petite puissance à la ferraille. Alors, puisqu'il n'a pas de moteur, il va en fabriquer un... à partir d'un bloc Ford de surplus. Le handicap c'est le poids. Il conserve les cylindres et les parties tournantes et se débarrasse de toute la fonte du circuit d'eau. À tout hasard, il soude quelques ailettes de refroidissement, comme sur sa moto, et accouple une hélice de sa fabrication directement sur le vilebrequin. Miracle! après quelques sollicitations l'ensemble tourne.
Montaudran est saturé. L'État, la ville et l'armée envisagent de replier sur Francazal toutes les activités aéronautiques. René dégote en bordure du nouveau terrain, une grange merveilleusement située et dont le paysan propriétaire accepte une location en échange de menus services. Le transfert de Bonnefoy à Francazal se fait avec un chariot à bras : au moins dix fois quinze kilomètres...
Après quelques points fixes de mise au point comme font les aviateurs, le grand jour des essais arrive. Les cales sont enlevées et en poussant le régime, l'engin se déplace. Hélas la vitesse est beaucoup trop faible et la queue reste obstinément au sol. René modifie plusieurs fois l'hélice, allège la queue, toujours sans succès, même par grand vent debout. Comme on se moque de son chef d'œuvre, il prend tous les risques. Un beau matin il conserve les gaz à fond sur toute la longueur de la piste, en espérant un miracle. Il n'y eut pas de miracle, mais un fossé. L'avion capote. Le « pilote » sort indemne du fagot de bois et de toile, mais l'appareil est fichu...
Bien des années plus tard, René baptisa ce premier avion RB.10. Ainsi se termina la carrière du RB.10. En ramenant l'épave à Bonnefoy, René analysa les raisons de l'échec : Le moteur était le responsable principal et apparent, mais au delà, il comprit que les lois de la physique sont incontournables et qu'il lui faudrait désormais passer par des calculs...
Sur la place de Toulouse, Dewoitine avait bien meilleure réputation que Latécoère, tant par la modernité de ses produits que par les conditions de travail. Le jeune René y trouva de l'embauche comme dessinateur. Ce fut la première grande chance de sa carrière professionnelle car il put apprendre son métier et y poursuivre ses études par la « promotion du travail ». Il fut affecté au B.E. dans la prestigieuse équipe des structures dirigée par Paul VALLAT, qui faisait autorité en la matière.
Il n'a pas digéré l'échec du RB.10. Il se met à réfléchir à la fabrication d'un nouvel avion: le RB.20. Cette fois il commence par le moteur et déniche dans une ferraille un « Anzani » d'un poids (et d'un prix) convenable.
Il a bûché les notions élémentaires de la mécanique du vol. Avec les conseils de ses compagnons de travail, il définit les caractéristiques essentielles de la machine en fonction du moteur. Bon dessinateur, calé en géométrie et en trigo, il pratique le calcul graphique en professionnel. Il passe à la construction, toujours au milieu des matelas de sa mère... L'assemblage a lieu dans la grange de Francazal, mais cette fois il utilise la bascule du paysan pour vérifier ses calculs et son centrage.
Dès les premiers essais, il comprend qu'il a gagné. L'avion « doit voler », il suffit d'un peu de place et d'un peu de vitesse. Dans le calme d'un petit matin, sans témoin, il tire la manette des gaz à fond. Après quelques dizaines de mètres, la queue se soulève, puis les cahots cessent. Il vole! Il réduit immédiatement et se pose droit devant...
À cette époque, le terrain de Francazal a une longueur de 600 mètres. René est un petit gabarit très léger, et il vole avec un réservoir presque vide. Même sans vent, il peut décoller, faire un vol rectiligne à basse altitude et se poser droit devant. Ce « vol » devient de plus en plus long et l'apprenti pilote se permet de tâter la profondeur et de saluer les copains aux ailerons, mais il est toujours incapable de coordonner un virage.
Ces exploits sont maintenant connus à Bonnefoy et dans l'usine. Il y a beaucoup de curieux sur le terrain et l'Autorité n'accepte pas une pratique tout à fait illégale. On le prie d'aller se faire voir ailleurs... Puisque le sud de Toulouse est réglementé, il cherche un espace dans le nord. Sur la route de Grenade, il trouve le terrain rêvé : un grand pré avec une grange ; au bout du pré, une vigne ; au bout de la vigne un autre pré. Le jeu consiste à décoller, sauter la, vigne et se poser de l'autre côté. On tourne alors l'avion et on répète la manœuvre en sens inverse. Ceci demande évidemment une absence totale de vent.
La France est en pleine période du front populaire et le gouvernement essaie de rattraper l'Allemagne très en avance dans l'industrie aéronautique. La propagande s'empare des exploits « du jeune-français-pauvre-qui-fabrique-des-avions » !
« La Dépêche » écrit un article élogieux, et quelques semaines plus tard, le jeune René a la visite des actualités cinématographiques, « descendues » de Paris tout exprès. Rendez vous est pris pour le lendemain matin de bonne heure sur le fameux terrain. Hélas, le temps est mauvais et le vent de travers bien trop fort. René refuse de voler, avouant son incapacité, mais les cinéastes ne l'entendent pas ainsi : on ne va pas se dégonfler devant toute la France! Le dernier vol du RB.20 se termine par un «cheval de bois» sur un piquet de vigne... Les cinéastes remontent à Paris bredouilles et René s'en tire avec une balafre au menton. L'évidence s'impose, il sait maintenant fabriquer un avion, il est temps d'apprendre à piloter...
Vint l'âge du service militaire, prolongé par la guerre. En 1940, après la défaite, le B.E. de Dewoitine, devenu S.N.C.A.M. puis S.N.CA.S.E., main tenait ses activités. Il y avait un secteur qui étudiait des planeurs et des petits avions de tourisme, un secteur qui faisait de la recherche, et un secteur semi-clandestin qui commençait la liasse de l'« Armagnac ». René, démobilisé, fut affecté aux planeurs et ce fut sa deuxième chance.
Il suivit les protos en essais et se fit connaître dans le milieu du vol à voile. Il put ainsi passer son brevet de pilote de planeur et fréquenter le site de la Montagne Noire, qui permettait des vols de longue durée. À la Libération, il se maria avec Raymonde, douée, sportive et soumise qui était exactement sa pointure. Déplacé à La Courneuve pour suivre la fabrication des pièces de l'« Armagnac », il en profita pour s'inscrire au C.N.A.M. et à l'aéroclub du Comité d'Établissement.
Dans cette immédiate après-guerre, le développement de l'économie, la poussée technologique, un besoin de liberté, de gaieté et de bonheur nous poussaient vers «la civilisation des loisirs». Comme tous les grands travailleurs, le jeune René savait profiter pleinement de ses jours de vacances. Sportif et curieux de toutes les beautés naturelles, il avait déjà parcouru tout le sud-ouest de la France à pied, en vélo, moto ou voiture et pratiquait le ski au niveau compétition. Dans le contexte de l'époque, l'avion lui paraissait être l'engin idéal pour le tourisme. C'est dans cette logique qu'il conçut le RB.30.
La machine doit être simple, fiable et pratique; le pilotage facile avec une très bonne visibilité pour le pilote et le passager, sans négliger un minimum de confort. En suivant ce fil directeur, il dessine un monomoteur à cabine fermée, train tricycle, moteur à l'arrière et hélice propulsive. L'aile est haute, l'empennage bi-dérive sur un fuselage bipoutre. Ce n'est pas original, mais son truc c'est de pouvoir transformer facilement l'avion en transport routier. L'aile et la queue sont d'une seule pièce très légère qui se démonte facilement La roue avant peut être entraînée par un moteur de moto. Ce véhicule roule à environ 60 km/h. Ainsi en déposant la moitié de l'avion au hangar, on se rend à l'hôtel comme Monsieur tout le monde! Il découle de cette formule une particularité «barbaronesque» : L'attache du manche et la commande des volets sont au plafond !
L'avion est construit rapidement, en bois lamellé-collé, comme un «Mosquito», et présenté très officiellement pour autorisation de voi. Les essais planeur sont sans histoire, le refroidissement du moteur et la mise au point de l'hélice sont plus délicats, mais tout se passe bien, jusqu'au jour ou le moniteur de l'aéroclub demande à faire un vol : Hélas, c'est un vieux moniteur qui n'a jamais utilisé un avion muni de volets. Il les oublie et décroche à l'atterrissage!
René récupère l'aile et le moteur et met le reste à la poubelle...
La conception et la construction du RB.30 ne furent pas inutiles. René avait travaillé cette fois en «vrai» professionnel. Le dossier de défini tion, la liasse de fabrication et les performances relevées en vo! furent présentés comme «projet» au C.N.A.M. ce qui valut à l'auteur un vrai diplôme d'ingénieur, avec les félicitations du jury.
De retour à Toulouse, René avait enfin un titre et une fonction à sa convenance. Il avait en plus appris son métier «sur le tas» et il s'était fait une renommée et une spécialité dans le milieu des petits avions. Pour entretenir sa passion, il prit la direction de l'aéro-club de l'usine, qu'il conserva jusqu'à sa mort.
La flottille du club était à l'époque un ramassis d'avions de tous âges et de toutes provenances. Apprendre à voler n'était pas toujours facile, mais l'élève persévérant sortait du second degré avec une bonne expérience.
René utilisa ses talents pour améliorer le matériel. À partir d'un avion de série anglais, il construisit le RB.40, biplace destiné aux «seconds degrés». Puis, avec le moteur et l'aile du RB.30 récupérés, il construisit le RB.50, appareil de début, de formule classique et qui, au dire des pilotes d'essais qui l'ont utilisé, volait très bien... mais le manche au plafond souleva bien des polémiques...
Le jour de ses cinquante ans, il fit valoir ses droits à la retraite. Il avait organisé son temps:
Des vacances d'été sur un bateau de petite croisière
Des vacances d'hiver comme moniteur de ski
Entre-temps à Toulouse, il continua à s'occuper de l'aéroclub et de SES avions. (2)
Le développement du tourisme aérien resta sa préoccupation essentielle. Fidèle à ses principes il se lança dans l'étude et la construction du RB.70.
Le RB.70 est une belle machine, la «Roll » des avions d'amateurs. C'est un bimoteur à hélices propulsives (toujours du BARBARO!), à aile haute, motorisé par deux « Lycoming » de 115 CV, à train tricycle. Le fuselage est surbaissé, d'accès facile grâce à un escalier escamotable. La visibilité est exceptionnelle pour un avion de cette taille.
Le poste de pilotage est à doubles commandes, avec un équipement de vol sans visibilité. La cabine permet l'installation de quatre ou six sièges au total, avec un bon confort. Toujours dans l'esprit «tourisme pratique», la soute peut recevoir deux petites motos pliantes! Il a particulièrement soigné la construction, en bois « lamellé-collé ».
Le premier vol est effectué à Toulouse le 30 juin 1972, aux mains de Max FISCHL La mise au point se poursuit normalement et René obtient bientôt une certificafion provisoire.
L'accident eut lieu le 29 juillet 1973, en Corrèze, au cours d'un banal vol de convoyage. René y laissa la vie, ainsi que deux de ses camarades de l'aéroclub... On ne sut jamais pourquoi... Le lendemain, la « Dépêche du Midi » relata les faits. Le journaliste termina son article par une déclaration de René BARBARO, recueillie après le premier vol de l'appareil:
« Quand on a vécu chaque jour les petits problèmes inattendus, vu naître longuement, au fil des heures, l'idée, la réalisation, c'est plus qu'un acte de foi, un non au renoncement. C'est la matérialisation d'un rêve, mais aussi l'acceptation du défi de l'avenir. Imaginer des projections pour l'homme du XXIe siècle, voilà ce que j'aime dans cette lutte à l'échelle du futur. »
Je n'y ajouterai rien, sinon un souvenir ému...
Marcel Guénot
NDA: J'écris ce texte 30 ans après le décès de René, au seul souvenir de ces anecdotes amusantes qu'il savait nous conter, avec son accent des faubourgs de Toulouse et ses cascades de rire communicatif. Je n'ai rien vérifié, mais je suis certain, connaissant bien René, qu'il n'y avait aucune exagération dans ses propos.
(1) René BARBARO. Ingénieur C.N.A.M. ingénieur-navigant d'essais (stage EPNER 54/2). Pilote privé et pilote de planeurs. Essais en vol Sud-Aviation, Président de l'Aéro-Club d'entreprise.
(2) Les journées de René BARBARO dépassaient certainement tes 24 heures du commun des mortels. Il avait une capacité de production extraordinaire. C'est ainsi qu 'en plus de sa carrière professionnelle et de ses petits avions, il a consacré le reste de son temps à concevoir, fabriquer ou modifier: une moto, deux voitures, un camping-car, quatre bateaux, trois maisons, les skis de la famille et des amis et une grande partie de son mobilier. Il faisait de la gym, du judo, du ski et trichait aux cartes... Il lisait un roman à une vitesse incroyable, jouait de l'accordéon, organisait et gérait nos vacances. Mais, si une jolie femme ne le laissait pas insensible, il négligeait totalement les plaisirs de la table et dédaignait l'alcool.